Eric R.

Tronchet

Dupuis

27,00
Conseillé par (Libraire)
13 avril 2023

Tendre et dérangeant

Voilà un personnage qui ne cherche pas à se rendre sympathique. Page 12, il vous irrite, page 42, il est insupportable et page 75, il vous donne des envies de meurtre. Même son visage, et son fameux nez tordu cher à Tronchet, est détestable. C’est simple: vous connaissez le gentil et tendre humoriste, François Morel, ancien Deschiens, qui a écrit la préface? Le « héros » de l’album, Gilles Collot-Sopiédard, la quarantaine, humoriste détenteur d’une rubrique quotidienne dans un journal national, est son exact contraire. Il doit sa réussite à son cynisme, à sa méchanceté gratuite, à son sentiment de toute puissance. Il s’en délecte, s’en glorifie, détruisant par sa plume des existences jusqu’à ce qu’une séance avec sa psy (tiens pourquoi se rendre chez une psy quand on est si sûr de soi?), va le faire basculer sur son passé.

Bascule, un mot clé dans la vie de l’humoriste, un mot clé dans cette BD qui va quitter la superficialité d’une vie parisienne pour un voyage vers les terrils du Nord puis vers des pays de lavande. Un voyage dans l’espace qui recoupe un voyage dans le temps. Comment Gilles Collot-Sopiédard (lisez en commençant par le patronyme pour comprendre le sens caché de ce curieux nom), un enfant amoureux des images de Poulbot, est il devenu cet incommensurable imbécile, usant et abusant de l’humour?

On ne présente plus Didier Tronchet au dessin si identifiable et qui depuis plusieurs albums, l’âge aidant, se livre de plus en plus intimement. Le fils du Yéti évoquait la disparition de son père, Robinsons père et fils décrivait une expérience sur une île avec son fils. Il semble aller encore plus loin dans cette BD. On a le sentiment qu’il mène ici, dans la quête de l’humour et de sa définition, une forme d’introspection . « Quel manque profond se cache derrière ce désir d’exister qui trouve son expression dans l’humour? » déclare t’il. Cette interrogation Collot-Sopiédard la fait sienne en quittant son habit de lumière médiatique pour reprendre celui de l’enfant qu’il a été, lui qui avec sa famille, a visiblement effacé une année de sa vie, cette fameuse « année fantôme », l’année 1986, restée sans archives photographiques.

Le lecteur suit alors avec beaucoup de tendresse la transformation d’un homme détestable en adulte à la recherche de son identité et de la faille qui a bouleversé sa vie et sa personnalité. L’humour se révèle n’être qu’une carapace contre la douleur d’un secret familial. Un exutoire. Ce cheminement prend les allures d’une quête policière avec son suspense et la résolution de son énigme finale et de sa morale: on peut tenter d’oublier sa famille mais on ne peut jamais l’effacer totalement.

Sous des aspects triviaux, Tronchet nous livre ici surement son ouvrage le plus dérangeant, le plus intime aussi passant de la mauvaise gaudriole à une ludique séance de psychanalyse. Le dessin lui permet simplement d’exagérer les traits pour maintenir la distance et éviter la grandiloquence.

Conseillé par (Libraire)
23 mars 2023

Pour petits et grands

La cathédrale de Rouen, les meules de foin, les rangées de peupliers, Claude Monet a utilisé ces thèmes pour fixer la lumière, la décomposer selon les moments de la journée, de la saison. Plus que leur forme c’est leur immobilisme qui a séduit le peintre de Giverny, une forme d’éternité qui laisse la priorité aux couleurs changeantes dans des séries aux cadrages identiques. Max Ducos, illustrateur vedette des éditions Sarbacane, reprend à son compte ce caractère répétitif du motif selon les heures d’une seule journée, mais il choisit un thème vivant, mouvant: une plage soumise aux courants des marées.

On le distingue ce plan fixe caché derrière les troncs des pins de la couverture. On va apprendre à le connaître par coeur au fil des pages a priori répétitives. En haut à gauche, un embarcadère, au loin à l’horizon, un phare avec son fût blanc chapeauté de rouge et plus à droite, un haut château d’eau. Et au premier plan, envahissante sur la première page, la mer. Elle va se retirer peu à peu, laisser la place au sable et à des découvertes surprenantes. Bien entendu, le ciel va se transformer lui aussi. Bleu uni, il va se saupoudrer de nuages blancs, enrobés de ouate, puis de nuages gris, noirs qui vont se déverser en averses brutales sur la plage avant de s’éclairer de nouveau en fin de journée pour offrir une dernière image au ciel étoilé proche des ciels étoilés de Van Gogh en Arles. Le temps change, la mer monte et descend mais depuis le matin de petits personnages apparaissent puis disparaissent en bas de l’image à marée haute, au milieu de la page à marée basse. Pour certains on apprend leurs noms: Agathe, Philippine, Louna, Manon, Eliot. On les identifie, on les observe, caché derrière nos pins. Le texte nous aide. Plein de poésie et de douceur, il nous dit l’écoulement du temps. Et puis une première lecture faite, on reprend le livre à la première page, on ignore les mots, on passe les doigts sur les feuilles, et on regarde plus intensément. Comme au jeu des sept erreurs, on tourne les pages, on revient à celles d’avant pour voir les modifications apportées par la pluie, la marée, la lumière. Et on suit l’histoire muette d’un parasol, d’un château de sable, d’un couple qui traine sur la plage avant de s’embarquer sur un voilier. Ils n’ont pas de noms. Leurs histoires c’est au lecteur de les inventer.

Parfois une double page élargit le champ. C’est qu’il est midi, ou minuit. Un moment clé de la journée.

C’est beau, doux et tendre comme une belle journée au bord de mer quand l’insouciance des vacances envahit l’espace et le temps. Les planches de Max Ducos traduisent à merveille la sérénité d’un jour, a priori, sans histoires. Le cadrage strictement identique des pages oblige à se concentrer sur la lumière, les couleurs, les changements. L’enfant lecteur y verra comme un jeu, les retours en arrière seront fréquents. L’adulte appréciera la réussite graphique remarquable.

Dans la tête des hommes violents

Les Arènes

20,00
Conseillé par (Libraire)
14 mars 2023

Difficile, mais nécessaire

C’est glacial. Réfrigérant. Consternant.
Phase 1: « un climat de tension s’instaure, l’homme se met en colère (…). Phase 2: L’homme « passe à l’acte et violente sa victime, qui est traumatisée, humiliée, désemparée ». Phase 3: L’homme « lui reproche ce qui vient d’arriver: « c’est de ta faute » (…). Phase 4: L’homme « s’en veut, présente ses excuses (..). C’est l’épisode « lune de miel » avant de revenir à la phase 1 dans un « cycle de la violence conjugale » parfaitement connu, identifié et qui peut se dérouler sur plusieurs semaines ou dans la même journée. Connu et inéluctable comme une fatalité insupportable mais admis par toute une société.

C’est Mathieu Palain qui décrit ce processus, lui qui ne peut écrire que sur le réel, s’appuyer sur la vie de tous les jours. Logique donc a priori qu’il désire s’attaquer à un phénomène sociétal ancien mais heureusement mis en lumière ces derniers mois pour s’y attaquer: les féminicides.
Pourtant en dix ans de journalisme, Mathieu Palain avoue qu’il était « passé à côté ». Il faudra un coup de fil d’un contact dans le milieu pénitentiaire pour le conduire à participer comme observateur à des groupes de parole pour les « violents conjugaux » organisés par la Justice à Lyon, puis à Caen. L’auteur les appelle les agresseurs « pauvres » car les violences faites aux femmes concernent toutes les catégories sociales mais peu de condamnations sont prononcées dans les milieux favorisés. A lire les propos de ces hommes on ressent un terrible malaise, une violente confusion car un sentiment prédomine: le déni. Tous avouent pourtant leur violence mais la plupart n’y voient aucun mal ou simplement une suite logique à un mauvais comportement de leur conjointe ou compagne: elle s’est montrée aguicheuse envers un autre homme, le repas n’est pas préparé quand il rentre du travail. La femme à leurs yeux est toujours responsable de leur violence et leur réaction n’est qu’une sorte de légitime défense. Certains même se voient comme des victimes puisqu’eux continuent d’aimer leurs compagnes, responsables de ne plus les aimer.

"Ma femme, c'est ma femme c'est pas celle des autres"

Jalousie possessive, alcool, reproduction d’une maltratance de l’enfance, les raisons de ce déni sont multiples mais ce refus de voir la violence comme un mal absolu laisse abasourdi, pantois et inquiet.

« Parce qu’il y a des femmes qui se font violer, on va interpeller les grands costauds? »

On sent les intervenant(e)s extérieurs comme les psychologues un peu découragés devant ce mur qui semble infranchissable. Et les raisons d’espérer rares et fragiles. Cette violence, qui n’atteint pas toujours les situations extrêmes, est ancrée dans nos cultures. Mathieu Palain, lui même, qui ne se sentait pas concerné personnellement par ce problème au début de son enquête se remémore alors un baiser imposé à une amie qui voulait le quitter, comme un sentiment de possession. Même sa mère, lui avoue, avoir eu une fois une situation délicate lorsqu’elle faisait du babby-sitting. Une manière de comprendre que la violence masculine n’est pas uniquement le fait d’individus ignares, incultes, peu éduqués et ayant systématiquement subi des violences dans leur enfance. Ces hommes existent mais ils ne sont pas les seuls.

Publiés sur France Culture, ces témoignages d’hommes suscitent de nombreuses réactions et de multiples témoignages de femmes qui peuvent à leur tour mettre des mots sur des situations communes partagées. Même les femmes sont parfois victimes de cette culture dominante d’un patriarcat ancestral et ce sont les témoignages des autres qui leur permettent de prendre conscience de leur statut de victime.

En terminant le livre de Mathieu Palais, il nous revient cette phrase autobiographique de Laura Poggioli dans son roman « Trois soeurs » (L’Iconoclaste) racontant un parricide commis suite à la violence extrême d’un père: « Pourtant moi quand je bois, je ne roue personne de coups. Je fais du mal à moi. Rien qu’à moi. » Vertigineux et angoissant.

Conseillé par (Libraire)
10 mars 2023

EMOUVANT SANS PATHOS

« Il ne doit plus jamais rien m’arriver », cette phrase est celle prononcée par la mère de l’auteur après la naissance de son premier enfant, la soeur ainée de Mathieu Persan. Placée sur la couverture de l’ouvrage elle dit tout de ce récit consacré à cette femme, qui devenue mère, décide de se consacrer exclusivement à sa fille puis à ses deux fils qui lui succèderont. Elle veut être pour eux insubmersible, former un rempart, une digue, un château fort qui arrêteront les assauts répétés des problèmes de l’existence. Le père, à sa manière à lui, faite de tendresse, de recul, va lui aussi s’abandonner à la volonté exclusive de sa femme. La famille devient ainsi le pivot de la vie de ce couple, qui accueille au dessus de leur appartement successivement deux des trois enfants comme un signe d’une protection qui va bien au delà de l’enfance. Insubmersible donc jusqu’à ce que surgisse, à l’âge de la retraite, un impondérable définitif: le cancer.

En se rendant à quatre heures à l’hôpital, Mathieu Persan se remémore alors, sous l’enseigne lumineuse du Toutou Shop, veilleur et guetteur des moments importants de la vie de famille, les derniers mois du combat mené par sa mère contre la maladie.

« Le genou. C’est arrivé par le genou. On s’attendait à tout sauf à ça. Connaissant maman elle aurait sans doute lancé: « le genou, ben merde c’est pas le pied » et ça l’aurait fait rigoler ».

Le ton est donné et sur ce thème lu et relu des centaines de fois, l’auteur réussit à imposer sa patte originale et magnifique, qui oscille entre tendresse, tristesse et humour. Illustrateur connu notamment pour ses dessins dans le magazine Zadig ou les magnifiques couvertures des cinq romans à succès de la Saga des Cazalet, il remplace les couleurs de ses crayons par les mots toujours justes, ceux qui disent de manière détournée l’amour incommensurable d’un enfant pour sa mère. Dans ce premier roman, qui évite les pièges du genre et les phrases ciselées des ateliers d’écriture, Il décrit les étapes de la maladie sans pathos et trace en creux un superbe portrait de sa maman. Lorsque l’inéluctable arrive, progressivement, le ton change car vient le moment de continuer son chemin. Il faut bien vivre malgré tout. Surgissent alors les contingences matérielles, les préparatifs de l’enterrement, les formalités administratives, le choix d’un caveau, d’un cercueil. Au fur et à mesure des heures qui s’écoulent, la vie reprend le dessus et l’esprit de Mathieu Persan et de son père dérivent vers les souvenirs. Les sourires se multiplient au fil des pages, protection contre une douleur trop grande pour accaparer tout le corps et l’esprit. Au fil des pages, surgit un principe essentiel qui rend la livre magnifique: la vie n’est jamais aussi forte et belle que lorsque elle côtoie la mort. C’est la proximité de la fin qui rend son approche intense.

L’auteur dans son récit, ni exagérément drôle, ni exagérément triste, dresse un bel hymne aux joies et bonheurs de l’existence, à ses repas familiaux dominicaux, à ses belles familles si disparates mais si attachantes par leurs différences. Il découvre aussi peu à peu que cette maman si protectrice, oublieuse de ses convictions féministes, abandonnant dans son rôle de mère toute ambition professionnelle, a probablement vécu une fracture personnelle qui modifia toute sa vie. On croit savoir, deviner, mais les mots s’arrêtent devant un secret jamais dévoilé.
« Et maman qu’est ce qui restera d’elle quand on sera tous morts? Quand on retrouvera son pendentif en forme de coeur au fond d’une boîte est ce qu’on sera capable d’en raconter l’histoire? ». Il restera d’elle ce magnifique texte qui ne prend pas la forme d’un hommage mais restitue l’essentiel d’une vie. Et permettra à des arrières arrières petits enfants de dire l’histoire d’un pendentif précieusement gardé au fond d’un coffre-fort. Comme si la vie se résumait à quelques histoires, à quelques objets et à rien d’autre.

Conseillé par (Libraire)
9 mars 2023

Pudeur et justesse

« Papa vient de tuer maman ». La phrase est simple, placée entre guillemets pour dire la parole. Elle est le livre de Philippe Besson que le titre complète pour dire tout. Ou presque tout. Car un féminicide, ce mot surligné en rouge dans nombre traitements de textes, comme une anomalie, n’est effectivement pas un fait divers mais un fait sociétal.
C’est Léa, treize ans, qui dit ses mots à son frère, dix neuf ans, au téléphone. L’onde de choc va alors se répercuter sur les deux existences encore à leurs débuts. Elle percute aussi le (la) lecteur(trice) qui la lit, la regarde, sidéré(e).
C’est le grand frère qui va raconter: « Je crois que j’écris aussi pour tenter de reconstruire nos existences détruites. Nous en avons bien le droit ». Il va remonter le temps, pour comprendre, chercher comme à chaque fois, des responsabilités, les siennes, celles des autres, ceux qui n’ont pas vu, pas voulu voir. Reconstituer l’histoire.
S’il est un mot qui s’impose dans le récit du fils ainé c’est celui de domination.

En remontant le fil des existences, Philippe Besson démontre la violence de l’homme, d’un mari, dont la jalousie maladive est le signe précurseur d’une tension conjugale croissante. Gendarmes sincères mais maladroits, voisins aveugles, amis défaillants, ces faits sont connus, répétitifs mais par leur permanence démontrent qu’effectivement l’assassinat d’une femme par son mari n’est pas un fait divers. Au drame, la société y participe par son aveuglement, son irresponsabilité, ses peurs. On ne veut pas rentrer dans le domaine de l’intime, de la famille: « Cela ne se fait pas, cela ne nous regarde pas ». Philippe Besson nous dit au contraire combien cela devrait se faire, combien cela nous regarde. Combien nous devons dire et dénoncer.

Plus rarement évoqué, l’écrivain met aussi le doigt sur la douleur de ceux qui restent, la destruction de vies en devenir. Léa est traumatisée à jamais, détruite et va vivre de traitements en traitements, de maisons de repos en hôpitaux. Le frère ainé va abandonner sa carrière promise de danseur étoile pour donner des cours de danse à des enfants. Une vie s’est achevée, deux vies sont brisées.

Comme à chaque roman, depuis plus de vingt ans, la force de l’écrivain est dans la justesse de son style, dans la distance adéquate entre pathos et mièvrerie. Que ce soit dans l’intimité de compartiments d’un train de nuit comme dans le dernier Paris Briançon ou dans le portrait de James Dean dans « Vivre vite » il sait admirablement dire les sentiments dans tous les moments de la vie et nous toucher. Parce qu’il écrit la vie. C’est élégant, beau, juste, fluide avec des mots simples, des mots de l’existence.