Paradis noirs

Pierre Jourde

Gallimard

  • Conseillé par
    8 juillet 2013

    Parler des coups de cœur est un exercice toujours difficile. Particulièrement pour ce livre tant il y a dire. Une lecture riche, intense, profonde et desservie par une écriture qui aiguise l’esprit.
    Il aura suffi d'une silhouette aperçue sur le quai d'une gare pour le narrateur replonge dans ses souvenirs d'adolescence puis d'enfance. Lui qui croyait enterré toutes ces images, ces années de collège passées dans internat dirigé par des frères refont surface. Devenu un écrivain reconnu, il rend visite à Boris un de ses amis de l'internat. Boris marié, père de famille, l'image respectable tout comme lui, loin de ce qu'ils faisaient subir à Serge avec François, le dernier membre du trio, disparu depuis.

    Se cachant derrière l'insouciance, la naïveté de l'enfance, les jeux n'en étaient pas pour autant cruels, honteux. L'humiliation était un trophée, Serge la victime qui ne bronchait pas. Le narrateur cherche à donner une nouvelle lumière sur ces années comme pour les laver. Mais un détail ou une situation resurgissent "et la sensation d’écœurement me prend, un dégoût qui ne vient pas de la nature peu glorieuse de cet épisode, mais de ce je ne peux empêcher qu'il serve à me rendre intéressant". On découvre François, le chef de la bande élevé par des vieilles femmes, les plans conçus avec exaltation où le simple fait de savoir que Serge serait rabaissé une fois de plus engendrait un plaisir pervers. Pourquoi Serge acceptait-il son sort? Et cette silhouette est-ce vraiment François?
    Pierre Jourde nous conduit sur les chemins de la mémoire fidèle et infidèle, ce qu'on embellit avec les années ou que l'on oublie par commodité. Mémoire qui nous trompe, nous leurre, nous permet de nous blanchir mais qui quand elle s'éveille révèle des actes et des pensées qu'on a préféré mettre dans un recoin comme s'ils n'avaient jamais existé. Mais le passé est bien réel et François, Serge le martyr, apparaissent différemment.
    Juxtaposant réalité et l'imaginatif développé par le poids des souvenirs et de la culpabilité, la question lancinante de l'innocence et des jeux cruels portent ce récit où la noirceur et la tristesse côtoient le sublime. Trois vers de Baudelaire : "La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse/Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse/Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs" qui martèlent le récit trouvent tout leur sens dans les dernières pages.
    Le paradis noirs de l'enfance où le duo souffrance/joie mettent l'âme humaine à nue. Un livré coup de cœur électrochoc par l'histoire et par cette écriture dont je suis tombée amoureuse !